Le moteur, d'humeur changeante et irascible, était en panne.
Comme souvent dans ces cas là, le vent était tombé, juste histoire de rappeler à notre bon souvenir, que pour un voilier sa présence est parfois utile. La brume évidemment en avait profité sournoisement pour envahir l'horizon. Seul rescapée des pouvoirs occultes, la marée, elle, se préoccupait peu des condition de navigation, et son flux nous portait ou bon lui semblait, et nos arguments de négociation avec lui étaient quelque peu dérisoires.
Une heure avant, un chalutier avait pris l'heureuse initiative de détourner sa route pour nous préciser que si notre intention était de faire du saute-caillou, nous étions sur le cap idéal, le port de Porsall, quant à lui, était ailleurs, pas très loin certes, mais dix degrés de barre ne seraient pas inutiles si nous tenions à flotter encore un peu.
Le seul espoir qui reste, au milieu des pavasses sans moteur et sans vent, en plein jus, est de prier les dieux que le bras de courant choisi péniblement au hasard, à la godille, vous mènera à bon port. Et il le fit. Il faut dire à sa décharge qu'un courant a souvent la grande élégance d'avoir une esthétique en relation directe avec la profondeur d'eau sous la quille.
Lui au moins accorde toujours la forme et le fond ! Nous étions deux, et, l'ancre étant mouillée, après une réconfortante sustentation, il ne restait plus qu'à célébrer la chance des innocents sur l'autel de Bacchus.


C'est ainsi que nous sommes tombés sur Jean au café du port, marin pêcheur de son état. Ce samedi soir du mois d'août, il avait décidé, cette nuit, de découcher ! Il embraya très vite sur ses débuts en mer, lorsque fils du patron du canot de sauvetage de Porsall, à dix ans, il accompagnait l'équipe, souvent de nuit, toujours lors de noces furieuses entre l'air la mer et les roches, lorsque nul ne sait plus ou commencent les uns et ou finissent les autres.
Il faut dire que ce genre de canot sort rarement par beau temps belle brise sous le soleil. Il y avait dans ce début de carrière un petit coté attendrissant, à la Jean Bart, qui, lorsque ficelé en haut du grand mat par un père attentif à sa formation, comptait les boulets lors des boucheries navales du moment. Coupé dans son élan par l'intrusion d'un représentant de la génération montante fêtant ses dix huit ans, il arrêta en plein vol l'image du canot surfant sur les brisants, pour accepter gravement, d'un hochement de tête sibyllin la proposition du susdit :

- Ce soir, jean, je te paye un verre ! -
- j'accepte petit, j'accepte -
- La dernière fois que j'ai vu le père de celui-ci, nous dit-il plus tard, c'était en Atlantique, le baleinier brûlait, le canot aux bossoirs tapait contre la coque, il est tombé au mauvais moment, au mauvais endroit ... -
Il claqua ses deux paumes comme pour choper une mouche, ... - ... on ne l'a jamais revu ! -
Plus tard, l'heure préfectorale étant passée, convaincu à juste titre malgré nos vertueuses dénégations, que dans tout " Yach " monté par des touristes il y a forcément une bonne bouteille qui sommeille quelque part, il tint absolument à nous raccompagner à bord. - Ce soir je ne rentre pas ! -
Et nous voilà remontant le port, désert et par pleine lune. Le quai est long avant la jetée, surtout à cette heure là, d'autant que régulièrement, on avait droit à une station sur une bitte d'amarrage, face à la baie. S'il n'y en eu sans doute pas douze, cette montée au tabernacle avait malgré tout un petit quelque chose d'initiatique à tendance ésotérique. Si la tenue variait d'une station à l'autre, le thème, lui, restait constant. Plutôt du genre armoire à glace, les battoirs lui servant de mains sur les hanches, lorsqu'il se mit à chanter à la lune, l'effet fût assez grandiose.
- Tu vois cette barque, c'était un copain de mon père, lui non plus on ne l'a jamais retrouvé, juste la barque ! -
- Tu vois ce corps-mort, ... ils étaient deux frères, on n'en a retrouvé qu'un, encastré dans la roche, jamais le canot ! -

Et chaque pause nous valait un épisode plus au moins glauque de la saga locale des hommes, de la mer, des noyés et des roches, et cette saga là, dans un coin où l'atlantique et la manche jouent à cacha-cache avec des cailloux plus nombreux que des puces sur le dos d'un chien galeux, est aussi riche que variée ! La taille fort modeste du " Yach " en question n'autorisait pas l'usage du canot. L'annexe qui s'apparentait plutôt à la gent des engins de plage gonflant, nous attendait sagement à l'anneau.


La réaction qu'elle eût à la tentative d'intrusion intempestive et maladroite d'un Jean peu habitué à ce genre de gadget flottant fût sans bavure et immédiate : Le volte-plané avec salto arrière. Lorsque la gerbe retomba, émergeait, sèche, la tête de Jean au bout d'un bras dont la main était crochée dans le granite du quai. Impossible à faire, même à jeun, entraîné, et avec préméditation, ou alors pour un gent de la balle dressé pour ça !
Le réflexe de survie : ne pas mouiller la tête, surtout quant on ne sait pas nager ! Enfin, hissé à terre, dégoulinant, la tête basse, il nous tourna le dos, s'ébouriffa, et éructa : - je rentre à la maison -

C'est une histoire banale, et pourtant l'envie de la partager me taraudait depuis longtemps, sans trop savoir pourquoi. Je ne sais toujours pas pourquoi, mais l'envie a pris corps. A trop chercher des raisons on en perd sans doute le fond...

Pour Jean la vie est simple, pêcher, manger, risquer sa vie sans question pour celle des autres en attentant, peut-être, la réciproque en cas de besoin, et l'ultime réflexe : ne pas mouiller la tête !

A trop voir la mort de près, prendre la vie comme elle vient est un réflexe dans lequel chaque jour n'est qu'un bonus, et accepté comme tel.

C'est une histoire banale, c'est une histoire commune, à chacun sa limite de tolérance, son réflexe de survie.

L'artiste comme tout le monde a les siens, coincé dans ses contradictions, ou celles qu'on lui impose, bouffon du Prince, quel est le prix de sa survie ?

Demain, quant la viande sera froide et les vers bien nourris, qu'en sera t-il resté ?

Ne pas mouiller la tête !

FH