Je ne sais rien de lui. Une
ou deux fois par an, depuis des années, il pointe son nez et ses sabots
à l’atelier, monte alors directement à l’étage après un petit bonjour
discret, y passe une bonne heure et ne redescend qu’après avoir griffonné
quelques mots dans le carnet de bord. C’est à l’atelier, l’année dernière, qu’il s’est pointé avec les morceaux de sa guitare, avec l’espoir que je puisse redonner au tout une certaine cohérence : un commerçant zélé, probablement mélomane, en tout cas irrité par la présence outrageante devant chez lui d’un troubadour sans patente faisant la manche, en avait testé la résistance mécanique contre un trottoir. L’histoire ne dit pas si la sonorité du patchwork fut affectée par le miracle de l’époxy.
Ce devait être à sa précédente visite qu’il avait écrit : Socialement,
il n’est rien d’autre qu’un furoncle au cul des bien assis. Pourtant,
il est une trace de ce que la liberté de faire et de penser a un coût,
de ce que si savoir dire non coûte cher, d’oser être soi-même, c’est
aussi ce qui différencie un tube digestif enrubanné d’un humain en puissance,
un Talleyrand d’un Gavroche. Bien sûr, l’exercice est usant et les marches si glissantes que rejoindre la horde des socialement corrects, des énucléés, des clones bien pensants, puisse en devenir un réflexe de survie : n’être qu’un emballage, n’être que l’image virtuelle d’un soi inexistant, celle véhiculée par les fringues dont on s’attife, par les revenus qu’on affiche, par les clinquants dont on se pare, n’être qu’un creux gavé de vide, ou simplement d’endosser un prêt à porter identitaire, un “...isme” quelconque dont le choix est si vaste ! Mais une fois à poil, que reste-t-il de soi si ce n’est la bidoche, la protéine à buzuc ? Tout
est fait d’ailleurs pour n’inciter personne à se prendre au jeu, du
moins à celui là, le “be yourself”, frappé d’obsolescence voir d’anachronisme,
car de jeux, le panorama ne manque pas, ne serait ce que celui du concours
du plus impertinent menteur ! Par
exemple, pour la dernière mise à sac de la Mésopotamie, le globe entier
s’est gaussé non pas tant de l’énormité des mensonges proférés aux plus
hauts niveaux, toutes tendances confondues, car personne n’y espérerait
jamais autre chose, mais de la médiocrité du spectacle et de l’amateurisme
des acteurs. Il est heureux que soit révolue l’époque, pas si lointaine, durant laquelle quelques illuminés utopistes croyant naïvement à certaines valeurs humanistes avaient imaginé une sortie de crise passant par l’éducation et la culture, comme si savoir et comprendre eût été bénéfique! Dieu soit loué que tout ça n’eut qu’un temps ! Ayant enfin admis nos limites, enfin satisfaits par l’essentiel : boire, bouffer, baiser, nous avons redonné à la culture sa vraie dimension, celle d’un jeu de cirque pour la plèbe, avec entremets à l’hémoglobine et sacrifice des acteurs au dessert. Le
monde est encore bien imparfait qu’on ne puisse congeler les artistes
entre deux prestations, le rendement en eût été meilleur, et l’intermittence
enfin validée et résolue ... Quant au reste, ma foi ... bouffons du voisin, ça fait toujours du bien, et ça lui apprendra au moins à vivre ! François Hameury |