Je ne sais rien de lui.

Une ou deux fois par an, depuis des années, il pointe son nez et ses sabots à l’atelier, monte alors directement à l’étage après un petit bonjour discret, y passe une bonne heure et ne redescend qu’après avoir griffonné quelques mots dans le carnet de bord.
Dans sa catégorie, que dans un souci général d’asepsie, pudiquement, nous appelons les “sans domicile fixe”, il ne manque pas d’une certaine classe.
Image d’Epinal de ceux qui ont baissé les bras, il se traîne dans une carcasse hirsute et dépenaillée qui sent l’aigre et le mauvais vin, mais ses réflexions ont la pertinence que confère souvent la distance, et ses commentaires fondés par la réalité sans fard de ceux qui, faisant fi des commères, n’ont plus rien à cacher.
Il serait vain d’espérer savoir, et ridicule d’espérer comprendre, par quels méandres et quels acharnements la facilité, ou la fatalité peut-être, l’ont conduit sur les routes, ni si ce fut un choix ou un viol.
En tout cas, il en tire une relative sérénité, disciple inné de ce que Machiavel est supposé avoir dit : “ ... quand le viol est inévitable, détends toi et jouis ! ... “.

C’est à l’atelier, l’année dernière, qu’il s’est pointé avec les morceaux de sa guitare, avec l’espoir que je puisse redonner au tout une certaine cohérence : un commerçant zélé, probablement mélomane, en tout cas irrité par la présence outrageante devant chez lui d’un troubadour sans patente faisant la manche, en avait testé la résistance mécanique contre un trottoir. L’histoire ne dit pas si la sonorité du patchwork fut affectée par le miracle de l’époxy.

Ce devait être à sa précédente visite qu’il avait écrit :
” ... Comme la vie, horloge intemporelle où tout s’anime à rythmes lents et sûrs, mouvements d’un cœur qui bat. Je rêve d’un module ainsi fait qu’il trompe l’inertie, énergies venant de la pensée pour bousculer d’autres réalités trop dérangeantes, malodorantes, qui nous cassent, ... realitad !”.

Socialement, il n’est rien d’autre qu’un furoncle au cul des bien assis. Pourtant, il est une trace de ce que la liberté de faire et de penser a un coût, de ce que si savoir dire non coûte cher, d’oser être soi-même, c’est aussi ce qui différencie un tube digestif enrubanné d’un humain en puissance, un Talleyrand d’un Gavroche.
La note est souvent salée pour rester dans le train sans billet, et si inconfortable qu’on en vienne à descendre à la première gare, quitte à en sauter en marche. Kaléidoscope aux multiples facettes, si nous sommes ce que l’histoire nous a faits, nous sommes aussi ce que nous avons fait de l’histoire, et quoi d’autre finalement, que dans le regard de l’autre, le reflet de ce qu’il veut bien voir dans ce que nous voulons bien montrer.
Et une semaine de paradis pour deux à Delphes, tous frais payés, au premier qui répond ! Le grand intérêt de la question est dans l’absence de réponse, ou, comme en montagne, dans l’objectif ultime des cinquante prochains centimètres, lorsque la conquête du sommet s’efface devant chacun des gestes qui y conduit, lorsque la fatigue est telle que soulever un pied en soulève un monde, et qu’on trouve encore la force d’en soulever un autre, puis un autre ...

Bien sûr, l’exercice est usant et les marches si glissantes que rejoindre la horde des socialement corrects, des énucléés, des clones bien pensants, puisse en devenir un réflexe de survie : n’être qu’un emballage, n’être que l’image virtuelle d’un soi inexistant, celle véhiculée par les fringues dont on s’attife, par les revenus qu’on affiche, par les clinquants dont on se pare, n’être qu’un creux gavé de vide, ou simplement d’endosser un prêt à porter identitaire, un “...isme” quelconque dont le choix est si vaste ! Mais une fois à poil, que reste-t-il de soi si ce n’est la bidoche, la protéine à buzuc ?

Tout est fait d’ailleurs pour n’inciter personne à se prendre au jeu, du moins à celui là, le “be yourself”, frappé d’obsolescence voir d’anachronisme, car de jeux, le panorama ne manque pas, ne serait ce que celui du concours du plus impertinent menteur !
Celui là, autrement passionnant et beaucoup moins risqué, se joue sur tous les tons et sur toutes les gammes. Il requiert un travail de chaque instant, un total contrôle de soi, et une virtuosité que la collectivité sait reconnaître et apprécier à la hauteur autant des efforts consentis que des résultats obtenus, d’autant qu’on peut toujours changer de costume à l’entracte.

Par exemple, pour la dernière mise à sac de la Mésopotamie, le globe entier s’est gaussé non pas tant de l’énormité des mensonges proférés aux plus hauts niveaux, toutes tendances confondues, car personne n’y espérerait jamais autre chose, mais de la médiocrité du spectacle et de l’amateurisme des acteurs.
Il y a de la place et de l’avenir pour de grands professionnels, et j’en connais nombre, dont l’extraordinaire compétence sur le sujet fait l’admiration de tous, d’autant que le jeune âge de certains laisse présager d’intéressantes possibilités de développements et de perfectionnements, car ils ont droit, eux, à une formation par l’exemple, continue et gratuite!

Il est heureux que soit révolue l’époque, pas si lointaine, durant laquelle quelques illuminés utopistes croyant naïvement à certaines valeurs humanistes avaient imaginé une sortie de crise passant par l’éducation et la culture, comme si savoir et comprendre eût été bénéfique!

Dieu soit loué que tout ça n’eut qu’un temps !

Ayant enfin admis nos limites, enfin satisfaits par l’essentiel : boire, bouffer, baiser, nous avons redonné à la culture sa vraie dimension, celle d’un jeu de cirque pour la plèbe, avec entremets à l’hémoglobine et sacrifice des acteurs au dessert.

Le monde est encore bien imparfait qu’on ne puisse congeler les artistes entre deux prestations, le rendement en eût été meilleur, et l’intermittence enfin validée et résolue ...
Quant au pain ... , foin des scrupules, assumons notre rôle de prédateurs, servons nous, par tous les moyens, le superflu n’est pas sécable et l’histoire ne retient que les pillages et les odeurs fortes.

Quant au reste, ma foi ... bouffons du voisin, ça fait toujours du bien, et ça lui apprendra au moins à vivre !

François Hameury