Dans un juste retour des choses, par amour et respect, nous l’appelions Popeye.

L’adolescence aussi, a des raisons que la raison ignore !
La rumeur disait, probablement fondée, qu’il aurait été le plus jeune capitaine de vaisseau de la marine, et comme tel promis à un certain avenir.
Mais le hasard aurait voulu qu’il fut en 40 commandant de l’école Navale. Je ne doute pas de ses convictions personnelles, ni de son profond humanisme, ni de ce qu’entre elles et son devoir, il avait choisi. Assumant la responsabilité qu’il avait envers ceux dont il était en charge, les élèves, il aurait assuré le déménagement de l’école Navale de Brest en zone dite libre, qui l’était pourtant assez peu.

Le verbe qu’il avait haut n’aurait probablement pas arrangé ses affaires. Sans doute haï par les uns et méprisé par les autres, il était devenu le plus vieux dans le grade.
Il n’avait sans doute pas oublié ses vingt ans, qui le pourrait ? ..., mais depuis, l’oxydation, l’usure et la poussière lui avaient conféré l’aspect d’un authentique parchemin, ou du moins de l’idée qu’on s’en fait, d’autant que la mécanique intérieure manifestant sa lassitude et son indépendance par un léger grippé, induisait entre autres un intéressant contrepoint entre sa jambe droite et sa gauche.
De la raideur générale du tout, contredite par un ostensible mépris pour ces petites vicissitudes de l’âge, s’échappait comme un hommage aux films muets d’avant guerre, celle de 14 bien sûr, avec une petite tendance à la Chaplin les jours où, le vent d’est distillant son humidité comme d’autres leur venin, une canne agrémentait son triangle de sustentation.
Curieusement, l’ambiance était plus sèche lors des jours humides.
Radar omniprésent, résidu d’une carrière à la mer conforté du réflexe de ceux qui ont eu constamment les autres en souci, comme le souci des autres, par un incessant balayage, sa tête périscopique scannait nos bouillonnants quatorze ans avec la condescendance amusée du berger pour son troupeau.
Et, lorsque de la voix caractéristique de ceux qui ont commandé longtemps, il commentait nos copies, ses yeux démentaient l’humeur rocailleuse de ses propos.

Je ne sais rien de sa famille, mais une chose est sûre, nous étions ses enfants.

Il occupait sa retraite et continuait son devoir comme prof de math.
Sa rigueur et son équité lui interdisant de s’intéresser à l’un plutôt qu’à l’autre, il avait une curieuse méthode d’interrogation : l’ordre alphabétique. Il n’avait qu’un mot à dire lorsque le besoin en petit personnel comme en cobaye de démonstration se faisait sentir : “suivant ! “.
Le cadencement régulier du couperet laissait ainsi le temps à chacun, d’un cours sur l’autre, de fourbir ses armes pour la confrontation. Lorsqu’un jour, un jour humide, particulièrement irrité par notre médiocrité, il nous sortit d’emblée en assommant son bureau avec sa canne : “ vous avez mis mes couilles dans vos copies !” l’effet fut saisissant.
Ce n’était pas tant la bêtise qui l’énervait, sachant qu’elle est bien la chose la mieux partagée au monde, voire celle cultivée avec le plus grand soin, c’était le peu d’effort que nous mettions à comprendre, et quand parfois, rarement serait plus juste, un peu honteux, nous faisions enfin ce petit effort, une humidité certaine se percevait dans son œil : il était heureux.

Qui à sa place ne se fut aigri de ce qu’un mélange de hasard, de bêtise et de rancœur l’eut contraint toute sa vie à rester au placard, que ses capacités, peut-être dérangeantes, fussent restées vierges de toute utilité, que l’échine qu’il avait raide n’eut servi qu’à l’enfoncer, de ce que les privilèges se conquièrent encore et toujours par la courtisanerie, de ce que le mérite n’a qu’un défaut, celui d’être voyant ? Il était au delà.
Quant à moi, j’avais atterri dans cette école un peu à part à la suite d’un divorce par consentement mutuel d’avec l’éducation nationale, laquelle avait conclu à l’époque, forte de sa sagacité séculaire et de la science de ses prêtres, que je devais dans notre intérêt à tous la quitter au plus vite, ne pouvant de toute évidence être jamais bon à rien.
Le mieux qu’on puisse faire, pour que la collectivité puisse tirer malgré tout utilité de ma misérable existence, était encore de me mettre rapidement les mains dans le cambouis.

Le monde était alors coupé en deux, ceux qui pensent pour les autres, et ceux qui font ce qu’on leur dit de faire. Heureusement, nous avons beaucoup évolué depuis ...!

Le rejet est parfois bénéfique, car le miracle eut lieu, entre autres grâce à Popeye. Par conviction, il avait fait rentrer deux choses dans mon crâne hermétique, sans violence ni forceps :

- D’une part que si tout travail mérite salaire, celui de l’esprit n’est pas le savoir, mais la compréhension, que même si le premier est la nourriture nécessaire du second, il n’en est que l’intendance.

N’importe quel imbécile peut savoir, l’intelligence est ailleurs.

- D’autre part, que l’évidence n’est que la surface des choses, un miroir aux alouettes, que pour tirer des conclusions, il faut d’abord poser sciemment ses hypothèses.

Finalement, le jeu en mathématiques, est relativement simple, il consiste pour l’essentiel à se définir un faisceau de conjectures préliminaires, cohérentes entres elles, en général indémontrables, des postulats par définition arbitraires, dont la cuisine ultérieure amène à des conclusions. En mathématiques appliquées, il suffit que les conclusions soient avérées par l’expérience pour valider temporairement les postulats, et inversement.

C’est un petit exercice amusant qu’on peut pratiquer au quotidien sur à peu près n’importe quoi ! Si on admet par exemple, et bien sûr sans aucun lien avec la réalité des faits comme l’actualité nous le démontre tous les jours ..., que dans une société dite d’information, celle ci n’est pas là pour donner à penser mais pour donner à croire, et que les intérêts dits supérieurs n’en ont que dans la mesure où ils en servent des particuliers, alors, qui veut faire avaler quoi à qui ?

Les oies aussi, ne sont-elles pas gavées que pour leur bien !

Corollaire : une partie du menu se situe dans les blancs ! L’information, pardon ... la communication, comme la musique, se nourrit de silences.

Le monde moderne doit beaucoup à Goebbels, même si dans un parricide largement partagé, nul ne le reconnaîtra, quelle ingratitude ... !
L’art aussi est un excellent support, car entre les mathématiques et l’art, la différence n’existe que dans l’idée qu’on s’en fait. Le jeu n’y consiste-t-il pas à faire des hypothèses, et à constater avec surprise les résultats auxquels on arrive, ... parfois...?
Qu’après tout, le système de référence n’a aucune importance, ce n’est pas le référentiel qui fait la courbe, elle existe par elle même, quelque forme que prenne alors l’équation.

Si les Popeyes, ne courent pas les rues, d’autant que rarement estampillés, ils sont malgré tout nombreux, de tous âges, de toutes cultures comme de tous temps.
Parfois on en brûle un pour calmer les autres, fusillé pour l’exemple, parfois on le sanctifie, souvent on le méconnaît.
Ce sont des accoucheurs discrets, de petits grains de poivre, de ceux qui, craquant sous la dent, révèlent après coup la saveur du reste.
Quand vous en croiserez un, ne le brusquez pas, sous leur carapace ils sont souvent fragiles.