Dans ce coin de Corse, les rochers sont frères jumeaux des granites roses de Ploumanac’h.
ils partagent avec eux les formes rondouillardes taillées par le vent et l’eau, où les mêmes conglomérats de creux et de bosses s’entassent pèle mêle dans des équilibres si parfaits qu’ils en paraissent instables.
La lumière peut être aussi crue durant la journée que veloutée aux levers et couchers d’un soleil toujours omniprésent.
Même pendant la nuit il nous rappelle à son bon souvenir, lorsque les roches recrachent sa chaleur. Pyramide conique, pente à 30%, chapeau pointu couronné d’une chapelle à Saint Sixte, plus colline que celle là serait un gag ! Elle profite de sa descente vers la mer pour s’évaser doucement en une série de criques au sable granitique grossier, encastrées dans un amas indescriptible de blocs de granite rose.

C’est de cette colline couverte d’un maquis moutonnant, qu’en plein milieu dépassait le rocher. Dos d’éléphant émergeant du maquis comme une proue de porte-avion aux allures cosmiques, plate forme de lancement ouverte sur la baie d’Ajaccio, face aux Sanguinaires. Il finissait abruptement en un à pic de quelques mètres dominant le maquis. Il avait été la raison principale ayant conduit au choix de cette parcelle pour y planter la tente.

Durant des années, toutes les vacances, nous, les mômes, y jouions les « Robinson », ne connaissions d’autre vêtement que les maillots de bains. Le plus souvent dans l’eau, on y pêchait la girelle ou le sar, les oursinades étaient généreuses.
On y courait la grenouille dans le marigot armés d’épingles à nourrices et de petits buvards, en attendant septembre pour se gaver de figues et de mûres.
Sur la grande plage seules les vaches s’étonnaient de nos cabrioles.
Plus haut dans la montagne, résidus de la civilisation, des bâtiments cyclopéens envahis par les ronces attestaient encore du cœur qu’avaient mis à l’ouvrage les galériens dépêchés sur les lieux pour y mourir à petit feu par Napoléon III.
Partout traînaient les traces de ces pauvres hères, les milliers d’eucalyptus qu’ils avaient plantés le long des routes et chemins qu’ils avaient tracés, les plantations de chênes liège, le barrage taillé dans la roche, les fers aux murs criaient encore le bruit des chaînes.

Autant que j’en sache, c’était après la guerre, qu’une petite poignée de ces ex-gamins allumés ayant en 40 traversé la Manche dans des conditions plus que rocambolesques, disant merde à la hiérarchie pour rejoindre les de Gaulle et les d’Argenlieu, les FNFL, s’étaient retrouvés autour de cette colline, au bout du monde, pour y cultiver le lien qui les avait unis mais dont ils ne parlaient jamais, et surtout pas à nous, leurs mômes !
C’est l’aviateur qui avait déniché ce petit coin oublié des hommes où l’enfer était devenu paradis. Les marins avaient suivi.
L’origine corse des épouses de quelques uns n’était pas tout à fait étrangère au choix de l’endroit. Peu à peu, entre les rochers, les chênes verts, les arbousiers, les cistes, les ajoncs et les myrtes, avaient poussé quelques cabanons, puis quelques bâtisses, le terme de maisons étant un peu grandiloquent pour les quatre murs qui les composaient à l’époque.
L’eau était à la source, bien sûr, mais la source était loin, surtout lorsqu’on en remontait à pied les vaches à eau, que les pieds étaient petits, et le soleil bien haut !
Un jour, le miracle advint : l’eau coula du robinet, souvent d’une couleur curieuse, un peu velléitaire, mais c’était de l’eau, et des années plus tard, il y eut même de l’électricité !

Une petite terrasse accrochée à la colline, portait notre maison. De restanques en gradins, peu à peu, caillou après caillou qu’elle remontait un à un des criques du quartier, ma mère avait façonné le terrain et l’avait transformé en jardin sauvage que seuls les lauriers roses, les géraniums et les pélargoniums parvenaient à peupler, sans eau, sans terre, dans les débris granitiques.
Sous la terrasse, était alors la fosse septique, et les géraniums qui en faisaient la bordure appréciaient particulièrement cette présence rassurante, riche et humide, dans le sous sol de leurs racines, et le faisaient savoir. La terrasse se finissait en terre plein, dans un chaos de roches que Moore aurait certainement apprécié, sous une tonnelle de chênes verts et d’arbousiers, laquelle aboutissait sur le fameux rocher.

Comme tous les ans à la fin de l’été, avant le retour vers le continent, les écoles et les chaussures, ma mère avait taillé les géraniums. Ratiboisé serait plus juste, car au vu de leur vitesse de croissance, une bonne coupe militaire annuelle était de rigueur, puis nous avions tout benné en vrac au pied de l’éléphant.
Et j’étais là, assis sur mes talons, dominant la baie du haut de mes dix ans. Un nouvel été commençait. J’avais les pieds plantés dans l’arène granitique qui emplissait les cuvettes d’érosion, je contemplais quelques mètres plus bas le vrac de géraniums de l’année précédente.
Les branches coupées s’étaient ratatinées en commençant par les bas qui avaient servis de réserve de nourriture et d’eau pour les têtes, lesquelles toujours roides, gardaient le front haut.
En attendant de retrouver quelque terre pour y planter racine, la plante faisait le dos rond, vivotait, se ressourçait, puisait en elle même la force de la vie. Elle sacrifiait sa main gauche pour nourrir la droite, dans l’espoir un peu vain qu’une main amie veuille bien la prendre, s’occuper un peu d’elle, juste un peu, juste assez pour que tous ses efforts de l’hiver pour survivre puissent porter leurs fruits.
Pour attirer l’œil, elles avaient même fleuries.

Sidéré, littéralement sur le cul, sur ce même rocher !… Je découvrais que la vie pouvait s’accrocher à rien, juste à l’espoir, et qu’un petit coup de pouce, parfois, suffit pour que tout bascule, que la machine redémarre, tant qu’on en a l’envie.

J’ai depuis un grand respect pour le géranium. Il use au mieux de ce dont il dispose, d’autant que dans sa rage de vivre, pour puissante qu’elle soit, il n’en profite pas lors des jours fastes pour envahir les autres. Depuis, la fosse sceptique a été déplacée. Les plantes n’ont pas aimé.
Quelques bouts rachitiques survivent encore, les arbres étêtés pour dégager la vue ne les protègent plus du cagnard, du maquis, rasé pour limiter les risques d’incendie, ne subsiste qu’un voile arachnéen de plumeaux dénudés, et les vaches sur la plage ne s’étonnent même plus du ballet des jet-ski.

De passage après des années d’absence, dernièrement, par respect, j’en ai remis en terre. Petite aide bienveillante pour leur donner une chance, peut-être même que parfois, les neveux penseront à les arroser. J’ai alors pu encore, accroupi sur le rocher, le regard perdu dans le vide, épousant le granite, fondu dans les odeurs, vaporeux, comme dilué dans les bruissements, quasiment végétal, me sentir accepté, comme une partie du tout, en famille, tenter de partager la patience des lichens et la sagesse des géraniums …

Bien d’autres endroits, au fil des années, après de longs préliminaires et d’infinies patiences, m’ont depuis donné à partager. Il y a eu une source chaude perdue dans les Aurès, quelques minuscules criques de ci de là, en Bretagne et ailleurs, des immergés aussi.
Peu à peu la famille s’est agrandie, mais nos premières amours, chacun les siennes, ne laissent-elles pas en bouche un petit goût de reviens-y ?

A chacun sa madeleine …

A chacun sa grotte …

François Hameury