La peur est un art qui se cultive, et pour lequel l’entraînement doit commencer très tôt.

Même si nous sommes tous très doués pour le sujet, il est nécessaire malgré tout de développer notre talent inné. Nous y sommes si forts qu’il n’y pas de société qui n’ait été construite autour, et un être social se doit donc d’avoir peur.

Une bonne efficacité individuelle en la matière lui permet de faire partie des bons sujets, et donc d’en tirer tous les bénéfices qu’une conduite exemplaire ne peut que produire.
Rien de tel qu’une bonne peur partagée, si possible irraisonnée, pour souder un groupe !
Elle est aussi l’outil du pouvoir, et même les grands prédateurs ont les leurs, le lion ne serait-ce que celle du feu, le politique ne serait-ce que du qu’en dira-t-on.

Trouve tes peurs, tu trouveras tes maîtres !

Il convient tout d’abord de choisir très tôt et avec soin un bon croquemitaine. Le choix en est vaste et l’imagination fertile sur le sujet.
Au choix Dieu ou le Diable, le voisin, le grand Turc, le Roumi, le communiste ou autre Saddam. Pratiquer à loisir mais sans abus quelques punitions bien senties et si possible injustifiables, en tout cas toujours sous des prétextes futiles.
Il est important de faire admettre l’arbitraire comme une donnée incontournable. L’instrument est important. Il doit être à symbolique chargée : le martinet, la ceinture, la mise en cage, et pour les plus grands la guillotine, le fusillé pour l’exemple, la déportation ou les oubliettes.

Une des plus belles réussites en la matière est due au moyen-âge, durant lequel l’horreur au quotidien et l’arbitraire imbécile rendaient difficile le contrôle des foules. On inventa donc l’enfer. Quelle belle invention !

Toutes vos actions sont notées et cataloguées par l’Oeil omniprésent, et au décompte final vous payez l’addition. Imparable !
Evidemment, on a aussi dans la foulée inventé les indulgences, payées en écus sonnants et trébuchants, pour les puissants du moment. Il ne faut quand même pas abuser, et tant qu’à piller et trucider, autant que ça serve à quelque chose !

Depuis, l’Oeil a perdu de sa prestance, et nous sommes devenus fort matérialistes, plutôt à l’aise au quotidien, en tout cas ceux qui votent, se faire égorger en allant faire ses courses est aujourd’hui peu commun, pendu pour lèse majesté assez rare en nos contrées, les bûchers pour délit d’opinion difficiles à allumer, et l’amende a remplacé la main ou la tête coupées.

Nous sommes sans doute la première civilisation dans laquelle tout un chacun faisant un tant soit peu attention à l’endroit où il met les pieds a une chance raisonnable de mourir vieux et en bonne santé, ou presque …

Il en devient donc difficile de gouverner, et les produits de substitution sont rares sur le marché, de ceux qui tiennent longtemps et qui passionnent les foules. Restent bien sûr quelques valeurs sûres, la peur du chômage, celle du fascisme, mais leur effet n’est pas garanti sur la majorité, et surtout retombent comme des soufflés au fromage.
Le sexe marche encore assez bien, mais difficile à contrôler, quoique…. Quelques ballons d’essai donnent quelques résultats prometteurs pour des individus gavés à n’en plus pouvoir, comme la peur alimentaire avec les OGM ou la vache folle.

La dernière nouveauté sur le marché : le “ sentiment d’insécurité”! Insidieux à souhait, facile à cultiver, pousse sur toutes les terres, à condition d’en avoir, la partition qui se joue sur toute tonalité est d’une rare facilité à orchestrer.
Peut encore mieux faire mais a probablement de l’avenir. Ce qui ne veux pas dire que le risque augmente, bien sûr, mais simplement le sentiment qu’on en a, qu’on nous donne à avoir. La peur de l’autre, si facile à créer, se cultive sur le terreau fertile de l’interdiction d’être, se greffe sur tout avoir.
Accumulons, accumulons, braves gens, de l’argent fictif sur des comptes numériques qui s’évaporent au gré des humeurs boursières, des chevaux sous le dernier modèle d’un capot clinquant, des fringues hors de prix démodées avant que d’être mises, de l’électroménager si intelligent qu’il en oublie sa fonction, le petit dernier de l’informatique ou l’avoir virtuel.
Avoir se conjugue toujours avec paraître, avoir , ou… le “sentiment de vivre”! C’est interdit, c’est dangereux, pourquoi ? Parce que …! Ne parle pas aux étrangers, méfie toi des inconnus ...! Attention il n’est pas comme nous ...!

Le ciel était magnifique, coucher de soleil sur la mer noire, je n’avais pas vingt ans, et travaillais depuis peu à Ankara. Au premier “week-end” je n’avais pu résister au plaisir de prendre mon sac et de partir en stop au gré des vents. De camions en voitures j’ai fini en charrette familiale au milieu des melons.
Les finances étaient basses, la communication difficile, les gens adorables n’atténuaient pas le curieux sentiment d’incongruité de ma présence. Je m’arrêtai en bord de route, dans une vigne, et non loin d’une cabane à outils installai pour la nuit mon sac entre les ceps.
Plus tard un homme vint. Il commença par allumer un grand feu de sarments, puis fit sa tambouille. A quelques mètres, lové dans mon sac, je n’étais là pour personne. Peu à peu, un certain “sentiment d’insécurité” s’insinua sournoisement…, pourvu qu’il me foute le paix…, égorgé dans les vignes, à vingt ans, c’eut été prématuré !
La trouille, une fois installée, se love et s’insinue dans tous les circuits, comme une brume de chaleur sur la côte. Elle vient d’abord de loin, assis encore au soleil vous voyez le mur avancer, puis vous englober, pénétrer tous les interstices, effacer les repères, assourdir les sons, écraser la lumière, et puis vous êtes seul, au milieu de rien. Finalement il me proposa une gamelle, que je refusai d’un grognement.
Après son repas, la nuit tombée, il commença à farfouiller, à triturer, à traîner, à couper, toute mon attention tendue sur l’ouïe laissait la panique qui montait imaginer le reste …
Enfin, il me tapa sur l’épaule, m’indiqua l’abri qu’il venait de construire, bouts de branches et sacs plastiques, et, gestuelle aidant, m’expliqua qu’il n’allait pas tarder à pleuvoir, … et disparut !
Et pour pleuvoir, il a plu, toute la nuit, alors j’ai béni cette rencontre, … qui n’en fut pas une.

C’est une scène de vie qui vous marque à jamais. Partir à la rencontre, pour échanger, comprendre, ou du moins essayer, sortir de mon petit cocon quotidien, protégé et sécurisé, et à la première occasion enfin de rencontrer, j’étais parti en courant. Plus jamais ça..., ou le moins possible…
La confiance d’abord, mais qui une fois trahie ne s’oublie jamais, au cas par cas. Laisser sa porte ouverte demande de se faire violence, de prendre des risques, peut conduire à se retrouver avec un énervé en mal de portefeuille et de clef de voiture vous agitant frénétiquement une serpette sous le nez, situation désagréable, croyez moi sur parole, à laquelle on est peu préparé.

Mais savoir lui dire non, s’en sortir indemne avec le soutien moral des automobilistes de passage qui préfèrent vous écraser plutôt que d’intervenir, est malgré tout réconfortant !
Mais le choix est là, on ne peut construire sans risques. On ne peut prendre un marteau sans accepter de se taper sur les doigts, et toutes les assurances du monde n’empêcheront pas l’ongle de tomber, l’un ne va pas sans l’autre. Vivre c’est faire, et faire est toujours dangereux !

La création est risque, risque majeur s’entend : celui du regard de l’autre, et dans notre société “sécuritaire”, on peut comprendre qu’il y en ait si peu qui fassent, c’est anti-social, et le collectif “suicide” très vite “qui ne sait garder sa place”.

La course à la sécurité est un danger mortel,
celui de mourir de peur,
de peur de vivre,
de peur de perdre… son avoir !

“ A vivre sans périls, …”

François Hameury