D’abord, …

D’abord il y a ce petit éclair dans le regard, un quelque chose d’inimitable, un peu humide et transparent, transpirant d’une confiance absolue, étincelle d’amour et de vie.
Il a neuf ans à peine , est le fils d’un ami, il grimpe sur son père comme d’autres conquièrent l’Himalaya, et n’importe qui se ferait hacher menu pour ce concentré d’avenir.
Il y a aussi cette amie, une vie de passions et de souci des autres, toujours vibrante comme une corde trop tendue à la poursuite d’un dernier accord, dont la vie est derrière, rongée par un cancer dont on connaît l’issue.
Il y a son sourire, terni d’un regard un peu triste pétillant malgré tout de la vie qui s’accroche, attendant de n’en plus pouvoir pour sans doute en finir.
D’abord, il y a ceux-là, dans l’énergie de l’adolescence, tournant autour du bourg comme ils tournent autour d’eux-mêmes, cherchant à se perdre pour mieux se trouver, lunatiques mais volontaires, et souvent revenus avant d’y être allés.
Et il y a leur cabane, la première, celle qui a brûlé, et il y a la deuxième, qu’ils refont ensemble, un clou par-ci et trois planches par-là, cinquante mètres carrés sur pilotis au fond des bois, une performance en soi, de bric et de broc, surtout riche d’amitié et du plaisir d’être comme de faire ensemble.
Ils ne doutent de rien, surtout pas de la vie, fatigués d’apprendre mais voulant tout savoir. “ Ce que tu nous as appris m’a déjà servi, et il y a tant encore que tu dois nous apprendre”.

Qu’il ait tort ou raison n’a que peu d’importance, mais l’envie de savoir donnant l’envie d’apprendre, ça, c’est un trésor !
Et il y a celui-là, dont le cœur fatigué joue parfois la samba, velléités d’indépendances coronariennes, pour qui le moindre effort en devient suicidaire, mais à qui l’envie de faire et l’envie de vivre interdisent d’arrêter, quitte à mourir de vivre !
D’abord il y a ces deux là, quinze ans tout mouillés, armés d’une scie sauteuse empruntée au voisin, qui pondent en huit jours une prame norvégienne pour pouvoir chaque soir s’offrir à la voile un petit tour dans la baie, histoire de pique-niquer, tignasse au vent et mirettes offertes au couchant du soleil.
Et il y a celle-ci, doublement veuve depuis peu, de son compagnon bien sûr, compagnon d’une vie et moitié d’elle même, passant sa fatigue à faire éclore et pousser, planter et bouturer, tailler et couper, pour que la vie ne cesse et la beauté renaisse, dans les parfums et les fleurs, les arbres et les taillis, recherchant l’harmonie et la paix de son âme, et encore et toujours à écouter les autres, à ouvrir dans leur cœur des passages vers demain.

D’abord il y a celle-ci, sauvageonne mal brossée, dix ans déjà, vibrante d’insoumission, pétillante de malice, jouant sur Internet comme d’autres font du tricot. Il faut l’avoir vue campée sur le vieux pont caresser sa ligne en traînant la maquereau comme seul le vieux Job avait manière de faire.
Job est mort avant que ses parents ne naissent, mais je suis sûr qu’il aurait été fier de voir un tel doigté. Et il y avait Simon sur la vieille Marie, un bateau impossible au moteur surpuissant, qui me laissait la barre avant que j’ai dix ans pour lever ses palangres, boëttées aux maquereaux, des hameçons comme la main, chargées de congres deux fois plus grands que moi et découpés à la hache avant de toucher le pont! “ Droit sur la lame petit, droit sur la lame ! ”

Ensuite il y a ceux ci, élus d’un petit bourg, prenant sur eux-mêmes contre vents et marées, en dépit des avis éclairés, au mépris du qu’en dira-t-on, qui mettent en valeur “leurs” artistes car ils voient là un vecteur social, un bien communautaire.
Il y a ceux qui s’investissent au propre et au figuré pour que perdure un peu la liberté de créer, ceux qui y mouillent leur chemise et y usent leur culotte, ceux qui prennent le temps de voir et ceux qui s’y arrêtent, ceux pour qui vivre se conjugue avec faire, avec offrir, avec élan, ceux qui préfèrent le sourire de l’autre à leur tube digestif, ceux pour qui le pouvoir sert à permettre et non à interdire, ceux que la vie a usés, a cassés, écrasés, et qui chaque matin se relèvent en sifflant, pour tous ceux-là merci.

Merci de nous donner la force, merci de nous donner courage, quand la brume est épaisse, que le moral est bas, quand la page blanche est vide et le trait incertain.
C’est vous qui nous tenez la main, c’est vous qui nous portez. Merci. Et puis, il y a Patrick! Il y a eu Patrick ..., dont la vie ne fut que luttes, contre lui-même d’abord, parti de si loin, sans pouvoir entendre, sans pouvoir parler, contre la maladie ensuite, de tétanies partielles en paralysie motrice, qui le faisaient sculpter des monuments de granite dans un fauteuil roulant, contre un cancer en plus qui lui rongeait l’intérieur, contre les autres enfin, qui lui semblaient si tièdes, noyés dans deux gouttes d’eau.
Une vie de batailles, pour ses enfants, pour ses amis, pour la sculpture, pour lui enfin. A dix sept ans, de chez son grand-père menuisier, qui l’esprit quelque peu embrumé, oubliait parfois dans l’atelier le gamin, il est parti avec un cheval et une carriole.
Il s’est retrouvé plus tard à Woodstock, se faisant expliquer, par gestes, la musique de Pink Floyd dont il ne ressentait que les vibrations.
Puis, la technique aidant, il a pu entendre, a appris à parler, avant que d’être paralysé. La sculpture et sa famille l’ont fait renaître.

Un jour il m’a dit “ pour moi, les mots sont des boulons dans ma tête”, avant que de conclure : “ vivre, c’est être “ !

Il nous a donné une dernière leçon de courage, car plutôt que de ne plus pouvoir, il a préféré s’en aller.

François Hameury