J’avais pensé encore, radoter sur la valeur de l’art :

Délayer des propos sur l’aspect mercantile, dire que la valeur est autre, suggérer fortement que l’invention du marché, en spéculant sur les morts a tué les vivants, croire que la signature, comme le poids des médailles, l’entregent de l’auteur, ou même son savoir faire, sont des paillettes de strass, pondérer le propos sur la force du verbe et sur celle du symbole, pour conclure enfin sur la futilité du tout.
Ce pourrait être propre, aseptisé mais relevé, consensuel ou hérétique, selon son parti, parti pris bien sur, risible pour certains et usant pour tout le monde.
La certitude, quoi qu’on fasse, restera longtemps l’expression de la bêtise, et la volonté de mainmise celle son étroitesse.

Raconter une histoire, voilà qui est mieux !
Entre deux des pôles de Locquirec, Pen-enez et le Port, s’étire la vieille côte.
J’ai souvenir de la descendre un jour, avec Léopold mon grand père. Un peu distants, par habitude ou par pudeur, les épanchements n’étaient pas le genre de la famille.
Ce jour là, au bas de la côte, nous nous sommes arrêtés dans une maison de poupée. Une petite maison de pêcheurs, aujourd’hui si typique, une vraie: un petit muret, un petit portail, un petit jardin, une entrée, une pièce à gauche, capharnaüm de souvenirs d’un marin de la “royale”, collection de bric à brac qu’un ancien des Dardanelles, de Crimée et d’ailleurs, comme Léopold son vieux compère, avait accumulé au long des milles et des escales. Pour une raison qui aujourd’hui m’échappe, préméditée ou pas, aussi bien simplement pour garder un peu d’erre, peut-être aussi pour me laisser entendre ce que lui ne savait pas me dire, le grand père s’éclipsa. Situation inédite pour un gamin de la ville : tête à tête chez le grand-père d’un autre.

J’avais dix ans au pire, et me souviens très bien, non pas de l’homme, de son visage, ou même de son nom, mais de la couleur des mots. Long monologue, au cours duquel il sortit un objet, gravé depuis dans ma mémoire : une coupelle de laiton, comme une boite sans couvercle, cylindrique, à vue de nez douze centimètres en diamètre, quatre en hauteur, au fond plein, à paroi ajourée de motifs orientaux.
Dedans, s’encastrait un réceptacle en verre. Boite à loukoums ou à Halva ? Le verre s’était un jour ramolli. Il baillait vers l’intérieur, comme seule une crêpe molle aurait pu l’imiter.
Je la vois encore comme si c’était hier.

“Tu vois, j’ai ramassé ça à Smyrne, en 1922.
La flotte française, entre autres, mouillait dans la baie de Smyrne à quelques encablures de la côte.
Nous étions assez près pour voir l’armée entrer en ville.
Celle de Mustapha Kemal qui instaurait son pouvoir. La ville alors, était quasiment arménienne, y compris les réfugiés.
Et le massacre… Les bruits, l’odeur, les flammes, la nausée !
Fusillés, égorgés, rôtis, noyés pour s’échapper.
Des milliers de morts en deux jours sous nos yeux.
J’y étais, et ton grand père aussi, sur le croiseur-cuirassé “Ernest Renan”.
Nous avons vu, entendu et senti.
Nous n’avons pas bougé,… juste admis à bord ceux qui, par miracle, y arrivaient vivants….
Plus tard, lorsque tout fut fini, nous somme allés à terre, …, j’y ai ramassé cette boite, entre les braises et les cadavres, elle est le témoin de ce que nous avons vu et laissé faire… “.

Sans doute, il aurait pu tout aussi bien ramasser un clou, ou n’importe quoi d’autre.
La beauté intrinsèque de cette boite était-elle importante dans son choix ? Je ne sais pas vraiment, on peut le supposer, mais l’aspect comme la forme du verre était aussi la marque de la force de l’incendie et de la rage des hommes. On ne ramollit pas du verre avec une allumette !

Expression de son désespoir impuissant, de sa honte ravalée, la différence est ténue avec un acte créatif, sans doute juste la conscience de le faire.
En soi, comme pour une œuvre d’art, sa valeur ne dépasse pas ce dont elle faite. Pour l’une, un peu de laiton, un peu de verre.
Pour l’autre, un bout de caillou, de bois, trois morceaux de fer, un peu d’huile et de pigments sur une toile…, petits bouts de rien ramassés n’importe où…, trésors d’émotions forts de leur histoire, n’existants que par elle, petits diamants de ficelle.
Leur valeur est autre.

Comme, et peut être dernier, dépositaire du témoignage d’un vieil homme sur une horreur de plus, une lâcheté de plus au nom d’un intérêt dit supérieur, sur un génocide oublié et longtemps dénié, holocauste dédié à la bêtise humaine, faute de montrer, je me devais de dire.

Trente cinq ans plus tard, descendant la côte, je trouvais la maison ouverte, déménagement, grand nettoyage par le vide, j’entrais.
Mais personne ne se souvenait de cette boîte, personne ne l’avait vue, n’en connaissait l’histoire….
Dérisoire mémoire, et pourtant …
Je n’ai jamais revu la boite, je n’ai jamais revu l’homme.

François Hameury