Encaissée
entre les gigantesques cuisses que forment les derniers versants du Trégor
et du Léon, coule la rivière de Morlaix.
Comme
sécrétée par cette place sans fin qui la recouvre depuis que les gabares
et les caboteurs, les tonneaux de vins et les ballots de tabac ou de toiles
de lin ont passé la main aux voitures et aux parkings, elle s’épanche
dans un bassin fermé par les doubles lèvres d’une écluse, qui, deux fois
par jour, s’entrouvrent au fil des marnages pour laisser s’infiltrer la
longue langue salée venue de la manche.
Enjambant le tout, le viaduc napoléonien laisse apparaître au fond la
barre granitique de la Mairie, pubis d’un vaste giron creusé par le Queffleuth
et le Jarlot.
Là se niche la vieille ville, conglomérat de constructions moyenâgeuses,
se grimpant les unes sur les autres comme une meute de chimpanzés en rut.
Au milieu du rempart crée par la Mairie, deux immenses battants de porte
en bois béaient sur un tabernacle sombre, dont l’orifice postérieur donnait
sur ce qui fut une des portes de la ville. Gamin, utiliser ce passage
mythique, me mettait en extase, passant ainsi d’un monde à l’autre, comme
Alice dans son miroir, comme une porte trans-temporelle entre aujourd’hui
et hier.
Que ce hall ait nécessité une remise en état, nul n’en disconvient, mais
pour autant, était-ce vraiment nécessaire de l’aseptiser au point qu’il
en devienne semblable à des milliers d’autres halls de mairies, d’hôpitaux,
ou d’aéroports, d’en faire un succédané clinquant d’un coca cola ligth
architectural ?
J’avoue avoir été peiné par cette stérilisation qui me prive d’un plaisir
d’enfant qui perdurait encore. Certains diront, sans doute avec raison,
qu’il s’agit là de l’expression d’une émotivité exacerbée, d’une appropriation
personnelle d’un lieu public, et qui n’a pas lieu d’être.
Pour
autant, n’est ce pas ce sentiment intime d’appartenance qui fait d’un
individu un citoyen ? Je me suis aussi demandé, en voyant le magnifique
carrelage miroir qui couvre aujourd’hui le sol du lieu, ce qu’il était
advenu des dalles de granite dégingandées qui le pavaient précédemment.
D’aucun affirment, de bonne foi, les avoir vu directement engluées de
béton prêt à l’emploi ! Cet outrage, s’il est avéré, est quelque peu choquant,
passe après tout sur ce besoin un peu versaillais que on peut encore comprendre
, mais le respect minimum, ne serait-ce que du travail et des traces des
générations passées, aurait au moins dût inciter à installer un film sous
le béton, de façon à ce qu’un jour, lorsque le balancier de l’histoire
reviendra, un architecte imaginatif puisse rendre vie à ces dalles.
Bien sur, le monde ne s’en arrêtera pas de tourner.
Bien sûr, ce n’est qu’un tout petit détail mais dont la ridicule insignifiance
est la matérialisation d’une manière de voir, d’appréhender la vie.
Ce petit film de protection eût été simplement l’expression d’une certaine
philosophie admettant que toute vérité est souvent fort conjoncturelle,
qui laisse l’histoire ouverte, qui admette que l’on puisse se tromper
et qui s’appelle : LE RESPECT Ah!... le respect, si souvent exigé de l’autre
avant que d’en avoir pour lui! Respect de la vie, comme pour ces superbes
Cyprès Lambert centenaires ayant récemment défrayés la chronique, et qui,
autour d’une place d’église en faisaient la caractère : guillotinés à
potron-minet, comme pour les braves, et avec les honneurs de la maréchaussée.
Finiront-ils en planches de coffrage ou en sculptures ?
Respect de sa parole, si unanimement partagé que personne n’oserait mettre
en doute la parole d’autrui, même d’un élu, dont chacun sait le poids
des mots, toujours suivis d’effets.
J’ai entendu dire qu’il fut même un temps en Bretagne, où le pire déshonneur
était de se dédire.
Quelle horreur, heureusement que cela nous a passé, où serait alors le
plaisir ?
Quoiqu’il reste encore quelques anachroniques, je le sais, j’en connais
! Respect de l’autre, personne n’oserait, par exemple, croire qu’un fonctionnaire,
surtout en haut, qui, ayant pouvoir de décider en lieu et place des administrés,
le fasse contre leurs aspirations ou contre leurs intérêts!
N’est-on pas bien mieux placé soi-même pour savoir ce qui est bon pour
l’autre?
Ou alors, faire l’effort de se souvenir avec une grande acuité de ce que
l’autre vous doit, pour lui rendre service, il se souviendra bien lui-même
de ce que vous lui devez.
Respect
de soi, l’importance de son nombril et de son petit confort mérite bien
largement d’aller piller des espèces protégées, ormeaux ou autres...
Respect
du travail, comme ces artistes si respectueux du leur, qu’ils doivent
se faire violence pour ne pas regarder celui des autres. Des fois qu’il
soit bon, ...
Respect
: Nom peu commun, archaïsme inusité, action d’accepter que n’importe qui,
n’importe quoi, a finalement autant de droits pour profiter du soleil
que d’autres n’importes qui ou d’autres n’importe quoi.
Curieux sentiment ressenti lorsque l’homme se fait petit, en mer, dans
le désert, sur un bout de caillou battu par les vagues, sur une île déserte
en plein pacifique, lorsque chaque chose paraît à sa vraie place, que
rien ne viole l’équilibre du tout, que chaque brin d’herbe trouve sa raison
d’être, chaque galet sa place, et miracle, y trouver alors la sienne!
Heureux qui peut partir en ayant vécu çà, ne serait-ce qu’une fois, même
un instant.
Quand des peuples dit primitifs s’excusaient, et paraît-il certains s’excusent
encore, de devoir prendre la vie d’un animal pour s’en nourrir, qui a
perdu le sens du respect?
Bref,
si dans nos banlieues “défavorisées”, la première des revendications est
justement le respect, c’est sûrement par hasard, comme une bouée de sauvetage,
un masque à oxygène pour ceux qui n’ont plus rien, que de réclamer le
luxe de pouvoir se regarder dans la glace et de n’avoir pas honte de soi.
Et
c’est aussi certainement un hasard, s’il semblerait que lorsque on a tout,
ce soit souvent ce qui manque.
Serait-ce
tout simplement qu’on ne puisse se l’acheter ?
Et
tant qu’à l’imposer que ce soit à soi même.
Avec
l’expression de mes respectueuses salutations...
François
Hameury
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