Lorsque
l’on considère que sur la dernière génération, de l’ordre du milliard
d’individus, soit environ un habitant sur dix de la planète, a été trucidé
par son voisin au prétexte de différence ou pour cause de divergence d’intérêts,
il n’y a certes pas de quoi pavoiser.
Malgré
tout, la tendance serait plutôt à l’amélioration car finalement, la mort
naturelle était il n’y a pas si longtemps un luxe assez peu partagé.
Si fléau de l’humanité il y a, c’est bien celui-là, et quand on constate
avec quelle facilité et avec quel élan, des individus sains de corps et
d’esprit peuvent à tout moment, débordants de bonne conscience et d’auto-justification,
se lancer à corps perdu dans ce genre d’exercice, et dont personne n’est
vraiment à l’abri, on ne peut que s’interroger sur les tenants et les
aboutissants de nos éducations, de nos savoirs collectifs, de nos sociétés.
Qui peut en effet prétendre savoir quelle sera sa réaction devant une
situation par définition imprévue, qui le dépasse totalement, et devant
laquelle il se sent en général absolument impuissant?
Quelles frustrations peuvent expliquer, à défaut de justifier, cet inextinguible
besoin de se venger sur autrui de nos propres incapacités, de se sentir
personnellement injurié par la réussite de l’autre, ses capacités, ou
même par sa seule différence, de se sentir étouffé par le simple oxygène
que le voisin consomme, de se cacher derrière le groupe pour avoir l’impression
d’exister, cette peur panique du changement que les intellos du cervelet
projettent en delirium généralisé lorsqu’une mutation sociale pointe son
nez ?
Et pourtant, ce trauma collectif , chaque jour est un peu compensé par
chacun. Parfois avec brio, lorsque un Abbé Pierre, un David Ben Gourion,
un Khayyam, un Shindler, un Ousman Sow, un Oscar Wilde, un Sidartha ou
un Gandhi, se lève, avec ses forces et ses faiblesses, pour dessiller
les uns ou oxygéner les autres, pour se trouver lui-même.
Plus
souvent, sans trompette ni fanfare, en voisin ou ami, parfois en inconnu,
il s’oublie un moment pour offrir à l’autre son épaule ou son bras, son
cœur ou son sourire, toujours sans rien attendre que de s’être soi-même,
simplement, rendu plus humain.
En paraphrasant certain, ne pourrait-on pas dire : “ce que vous faites
au plus petit d’entre vous c’est à vous même que vous le faites” !
Vision totalement utopiste, certes, mais l’essentiel ne serait-il pas
déjà accompli si on appliquait à soi-même le niveau de tolérance zéro
envers l’intolérance, en admettant une bonne fois pour toutes que l’accomplissement
du voisin et sa mise en valeur participent de son propre accomplissement
et de sa propre mise en valeur, et que l’accomplissement d’une vie doit
sans doute pouvoir se mesurer à autre chose qu’à la taille du diamant
qui dépasse du nombril les soirs de gala.
Admettre
une bonne fois pour toutes que chaque individu a non seulement le droit
mais aussi le devoir de s’accomplir, qu’il doit non seulement trouver
en lui le fragile équilibre, souvent précaire, qui lui permette de se
tenir debout, mais aussi qu’il doit favoriser en l’autre cette même recherche,
forcément différente, et que l’une est indissociable de l’autre.
N’est-ce pas là un combat qui vaille la peine, en lieu et place de celui
pour savoir qui possède le plus grand potentiel de nuisance ou la plus
grande aire de droit de cuissage?
Dans ce délicat exercice de déminage, l’important n’est-il pas de préparer
le terrain, en donnant à chacun les armes nécessaires pour éviter les
pièges.
Cela débute-t-il autrement que par apprendre à penser par soi-même, à
utiliser ce qui nous sert de tête à autre chose qu’à porter des couronnes
ou à autre chose que comme simple terminal d’ingestion? Le rôle de l’art
ne commence-t-il pas là !
L’Art
possède en effet le triple avantage d’être dénué de conséquences réelles,
de n’exister qu’à travers son public, et d’être absolument polymorphe.
C’est le médium parfait pour aborder l’inconnu en toute sérénité sur un
terrain neutre, pour affiner ses perceptions, pour enrichir l’idée que
: “ta différence est ma richesse” .
Quel rôle, le créateur, l’artiste, se doit-t-il de jouer sur ce plan?
N’est-il pas plus que d’autres particulièrement bien placé pour cet exercice
de catalyse oxygénante, de révélateur d’équilibres, de générateur d’énergies?
Or,
l’évolution rapide de notre société conduit inévitablement à des mutations
profondes, comme telles imprévisibles, et donc génitrices d’hystéries
collectives.
Ca, c’est l’histoire qui nous le dit, et c’est déjà le présent qui le
montre. En ce sens, l’existence sociale de l’artiste est vitale.
Une
société sans artistes est une société morte, et le devoir, comme l’intérêt
de la société, n’est-il pas de valoriser son potentiel créatif et artistique.
Au même titre, le devoir et l’intérêt de l’artiste n’est-il pas de jouer
ce rôle sans concessions, en allant au bout de lui-même?
En
ce sens, le compromis est suicidaire.
Bien
sûr, les oppositions y sont fortes et nombreuses, celles des gardiens
du temple, des exégètes de la culture, des potentats du savoir, des sicaires
de la diversité et celles des mandarins de la cohérence, elles l’ont toujours
été. Mais la grandeur d’un artiste s’est-elle jamais mesurée autrement
qu’à celle de son public, et qu’à la longueur du voyage immobile qu’il
lui fait entreprendre?
François
Hameury
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